Une brève histoire de la messe dans le rite romain (Uwe Michael Lang) — partie XII : L’impact des Franciscains sur la messe romaine.

Suite de la traduction de la série d’articles du père Uwe Michael Lang, C.O., parue dans la revue liturgique Adoremus. On trouvera ici l’original.


Les ordres mendiants, tels que les Franciscains et les Dominicains, constituaient un nouveau type de vie religieuse sans vœu de stabilité, tel que pris par les moines. Avec le latin comme langue commune de l’Église, de l’enseignement supérieur et de la culture, les frères jouissaient d’une grande mobilité à travers l’Europe. Il leur était difficile de s’adapter aux variations liturgiques locales, d’où le désir d’une pratique unifiée au sein des ordres. Après une période initiale de diversité, les Dominicains adoptèrent une utilisation spécifique du rite romain établi en 1256 par le Maître de l’Ordre, Humbert de Romans. [1]
Les Franciscains acceptèrent les livres liturgiques du rite romain dans la forme utilisée par la curie papale.

Indutus Planeta

Une étape capitale dans l’histoire de la liturgie de la messe romaine est le travail de Haymo de Faversham, qui a occupé le poste de ministre général des Franciscains de 1240 jusqu’à sa mort en 1244. Lors du chapitre de l’ordre qui s’est tenu à Bologne en 1243, Haymo présenta l’ordo connu par ses premiers mots « Indutus planeta » (« Revêtu de la chasuble… »), qui se décrit comme un « ordo agendorum et dicendorum », c’est-à-dire un ordre régissant les cérémonies à effectuer et les textes à réciter dans la messe privée d’un prêtre ou la messe conventuelle simple d’un jour de semaine.[2] « Indutus planeta » était basé sur l’usage de la curie papale ; il fut adopté par les Frères mineurs et contribua à créer une liturgie unifiée dans l’ordre mendiant.

Pour les rites d’ouverture et les rites de l’offertoire (à l’exception de quelques détails cérémoniels), le document établit le modèle qui devait devenir la norme dans la messe romaine jusqu’aux réformes des années 1960. Les postures physiques et les gestes du prêtre y sont décrits avec une attention particulière, notamment pour le canon. Les instructions détaillées d’ « Indutus planeta » influencèrent à leur tour la pratique liturgique de la curie papale et contribuèrent à façonner l’« Ordo missalis secundum consuetudinem Romane curie », qui fut progressivement incorporé aux missels des diocèses locaux et des ordres religieux à travers toute l’Europe. Ainsi, grâce à l’action des Franciscains, une unification de la structure rituelle et de la forme de la messe fut réalisée dans l’Église latine, à un degré que les papes précédents pouvaient avoir demandé mais n’avaient jamais été en mesure de mettre en œuvre efficacement. Il va sans dire que cette standardisation du missel (et du bréviaire), pour laquelle les Franciscains ont agi comme catalyseur, ne s’est pas produite du jour au lendemain, mais grâce à un long et complexe processus de transmission manuscrite. Des variations locales sont restées, notamment dans les rites d’ouverture, d’offertoire et de conclusion.

Le Missel plénier et l’expansion des messes privées.

Entre le neuvième et le treizième siècle, les manuscrits compilés et organisés pour des actes liturgiques distincts (sacramentaire, lectionnaire, antiphonaire) furent progressivement remplacés par des manuscrits contenant les textes complets d’une célébration rituelle particulière (pontifical, missel, bréviaire). Ce processus de transition n’était pas uniforme et doit être considéré séparément pour chaque genre de livre liturgique.

Le missel plénier (liber missalis, missale) est apparu principalement pour des raisons pratiques. Les cathédrales, les monastères et les églises collégiales pouvaient facilement mobiliser les ressources humaines et matérielles nécessaires à la célébration solennelle de la liturgie, y compris l’ensemble des livres pour les différentes fonctions cléricales. Mais avec l’essor du réseau des églises paroissiales, même dans les régions éloignées du nord et de l’ouest de l’Europe, la messe était souvent célébrée dans des circonstances modestes ne permettant qu’une forme plus simple du rite. Un seul manuscrit contenant tous les textes de la messe, attesté pour la première fois au neuvième siècle, s’est avéré être pastoralement utile. La popularité du missel plénier a également été facilitée par la pratique croissante des « messes privées », qui a conduit à la concentration des rôles liturgiques dans la personne du prêtre qui offre la messe. Cependant, Stephen van Dijk et Joan Hazelden Walker mettent en garde à juste titre contre cette idée, arguant que la relation entre les deux phénomènes n’est pas aussi étroite ou directe qu’on le suppose souvent. [3] Il existe une grande variété de livres de messe entre le neuvième et le douzième siècle : certains sacramentaires sont accompagnés de notes marginales indiquant les incipits des chants (probablement chantés de mémoire) ; certains manuscrits représentent un sacramentaire-graduel complet, et dans certains cas, un lectionnaire est ajouté de sorte que tous les textes de la messe sont contenus dans un seul livre, bien qu’en sections distinctes. L’offrande régulière de messes votives ne nécessitait pas un missel plénier avec le cycle complet de l’année liturgique ; un modeste fascicule (libellus missarum) contenant les textes spécifiques suffisait.

On trouve des petites assemblées pour l’Eucharistie dès les trois premiers siècles, lorsque les communautés chrétiennes se trouvaient dans une position vulnérable et étaient parfois persécutées. De telles circonstances exigeaient une simplicité du rituel extérieur, qui perdurait dans les endroits où les assemblées étaient petites et les ressources limitées. Cependant, la messe privée de la période du haut Moyen Âge n’est pas simplement définie par sa simplicité rituelle. La nouveauté consistait en la célébration de la messe par un prêtre avec un ou deux assistants seulement ; contrairement aux messes conventuelles ou paroissiales, la participation des fidèles laïcs n’était que fortuite. À partir du quatrième siècle, on trouve de plus en plus de preuves de l’offrande fréquente, voire quotidienne, de l’Eucharistie dans l’Occident latin, ce qui est associé au mouvement ascétique. L’idéal dévot de chaque prêtre célébrant la messe quotidiennement pour le bien spirituel des vivants et des défunts est devenu prévalent et était probablement la règle générale dans les monastères dès le huitième siècle. Un autre facteur important doit être pris en compte, à savoir le désir croissant des laïcs de faire célébrer des messes pour des intentions spécifiques (vota), qui trouve ses racines dans l’Antiquité tardive. La demande croissante de messes pour les défunts, notamment aux jours fixes pour les commémorations, revêtait une importance particulière.

Les prêtres séculiers ont suivi l’exemple des moines et ont commencé à célébrer la messe plus souvent, parfois même plusieurs fois par jour, pour répondre à des intentions particulières (pour lesquelles il était d’usage de recevoir une offrande). Cette pratique a été plusieurs fois condamnée dans la législation ecclésiastique, jusqu’à ce qu’Innocent III, en 1206, limite définitivement le nombre de messes qu’un prêtre pouvait célébrer à une par jour, sauf le jour de Noël (où la tradition romaine prévoit trois messes papales dans différentes églises stationnales), et en cas de nécessité. Aux neuvième et dixième siècles, les évêques et les synodes ont également interdit à plusieurs reprises la missa solitaria, c’est-à-dire la célébration de la messe par le prêtre sans aucun assistant. Même une messe privée devait être célébrée avec l’aide d’un ou deux clercs mineurs (conformément à la forme plurielle de la salutation liturgique « Dominus vobiscum »). [4]

Lors de la célébration privée de la messe, les parties qui étaient confiées, dans sa forme solennelle, à des ministères liturgiques distincts furent récitées par le prêtre lui-même, et elles étaient de plus en plus dites plutôt que chantées. Comme l’espace sur les autels secondaires était plus petit, le cérémonial fut réduit et les lectures finirent par être lues par le prêtre à l’autel. L’ascendant des messes privées semble progressivement avoir donné naissance à la coutume selon laquelle, dans la messe solennelle, le célébrant récitait à voix basse les chants de l’ordinaire et du propre qui étaient chantés par la schola, ainsi que les lectures proclamées par le sous-diacre et le diacre.

Tout en déplorant cette évolution, qui sépare le prêtre de la schola cantorum et facilite la sécularisation de la musique d’église, Josef Andreas Jungmann fait remarquer caustiquement qu’il y a un certain progrès dans le fait que le prêtre, au lieu de combler chaque instant disponible avec de longues apologiae, récite en réalité les textes bibliques des propres de la messe. [5] En fait, la nouvelle pratique pourrait avoir été motivée par le désir de limiter les prières privées du prêtre et de les aligner sur les textes liturgiques officiels. Malgré l’impact fort des messes privées, la messe solennelle (missa solemnis) avec l’assistance du diacre et du sous-diacre restait la forme normative du rite. Les traités théologiques sur la liturgie du XIIIe siècle, y compris les écrits de saint Thomas d’Aquin, [6] commentent naturellement la messe solennelle.

Dans le prochain volet, j’examinerai l’épanouissement de la dévotion eucharistique et son impact sur la célébration de la messe.


Pour les volets précédents de la série « Brève histoire du rite romain de la messe » du Père Lang, voir:

  • Partie I: Introduction: La dernière Cène et l’Eucharistie
  • Partie II: Questions dans la quête des origines de l’Eucharistie
  • Partie III: Le troisième siècle, entre croissance paisible et persécution
  • Partie IV: Les premières prières eucharistiques, improvisation orale et langage sacré
  • Partie V: Après la paix de l’Église, la liturgie dans un empire chrétien
  • Partie VI: La période de formation de la liturgie latine
  • Partie VII: La liturgie stationale papale
  • Partie VIII: La codification des livres liturgiques
  • Partie IX : L’adoption et l’adaptation du rite romain par les Francs
  • Partie X : La vie monastique et le patronage impérial
  • Partie XII : La réforme papale et l’unification liturgique

Photo Credit: AB/Lawrence OP on Flickr


Notes :

  1. See the still valid work of William R. Bonniwell, A History of the Dominican Liturgy 1215–1945, 2nd ed. revised and enlarged (New York: Joseph F. Wagner, 1945). 
  2. A critical edition of Indutus planeta is included in Sources of the Modern Roman Liturgy: The Ordinals by Haymo of Faversham and Related Documents, 1243–1307, ed. Stephen J. P. van Dijk, 2 vol., Studia et documenta franciscana 1­–2 (Leiden: Brill, 1963), vol. II, 1-14. 
  3. See See Stephen J. P. van Dijk, O.F.M. and Joan Hazelden Walker, The Origins of the Modern Roman Liturgy: The Liturgy of the Papal Court and the Franciscan Order in the Thirteenth Century (Westminster, MD – London: The Newman Press – Darton, Longman & Todd, 1960), 57-66. 
  4. See Andreas Amiet, “Die liturgische Gesetzgebung der deutschen Reichskirche in der Zeit der sächsischen Kaiser 922–1023”, in Zeitschrift für schweizerische Kirchengeschichte 70 (1976), 1–106 and 209–307, at 21-24. 
  5. See Josef A. Jungmann, The Mass of the Roman Rite: Its Origins and Development (Missarum Sollemnia), trans. Francis A. Brunner, 2 vol. (New York: Benziger, 1951-1955), vol. I, 106-107. 
  6. Thomas Aquinas, Super Sent., lib. 4, d. 8, q. 2, a. 4, qc. 3 expos.; Summa Theologiae, III, q. 83, a. 4 co. 

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