Brève histoire du rite romain de la messe (Uwe Michael Lang) — partie VII : La liturgie stationale papale

Suite de la traduction de la série d’articles du père Uwe Michael Lang, C.O., parue dans la revue liturgique Adoremus. On trouvera ici l’original.


À la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge, on peut distinguer deux types de célébrations de la messe romaine : le premier, de type pontifical, est représenté par la liturgie stationale du pape (ou de son délégué), qui avait lieu les dimanches et les jours de fête pendant l’année liturgique, et surtout pendant le Carême. Une église particulière de la ville (statio) était désignée pour un jour donné, et le pape se déplaçait en procession solennelle de sa résidence au palais du Latran jusqu’à l’église stationale pour y célébrer la messe. Ce type de liturgie processionnelle a été créé à Jérusalem autour des lieux saints et a été adopté à Constantinople à la fin du IVe siècle. La liturgie stationale romaine a évolué aux sixième et septième siècles et est devenue une partie intégrante du rite au point que la statio était inscrite dans le formulaire de la messe pour des jours spécifiques du cycle temporel du Missale Romanum jusqu’à la réforme liturgique post-Vatican II.

Le second type de célébration, la forme plus simple du rite, aurait été observé dans les 25 églises titulaires à l’intérieur des murs de la ville, que l’on peut comparer à des églises paroissiales. Nous savons très peu de choses sur cette liturgie presbytérale, car les principales sources de cette époque concernent surtout les rites pontificaux. En fait, l’eucharistie offerte par un prêtre (presbytre) était comprise comme une forme réduite de la liturgie de l’évêque. On retrouve un schéma similaire dans le rite byzantin, où la fonction originelle des deux entrées processionnelles est encore intelligible dans la Divine Liturgie hiérarchique (c’est-à-dire pontificale), mais a été occultée lorsque les entrées ont été adaptées à la forme presbytérale réduite[1]. Dans sa forme hiérarchique, l’évêque président entre dans le sanctuaire pour la première fois depuis sa cathèdre dans la nef de l’église lors de la Petite Entrée. Pendant la Grande Entrée, l’évêque reste devant l’autel pour recevoir les offrandes qui, dans la liturgie de la Grande Église de Constantinople (Sainte-Sophie), étaient préparées dans une pièce séparée, le skeuophylakion.

Ordo Romanus I

Les instructions détaillées pour la liturgie stationale solennelle du pape pendant la semaine de Pâques sont contenues dans le document connu sous le nom d’Ordo Romanus I. Il s’agit en fait de la plus ancienne description rituelle disponible de la Messe romaine, et elle peut être datée entre le pontificat de Serge Ier (r. 687-701) et l’année 750, où l’on trouve des preuves de son utilisation au nord des Alpes. Le rituel riche et complexe décrit dans l’Ordo Romanus I exige des compétences de la part des acteurs liturgiques et des efforts logistiques considérables. Il est donc probable qu’un maître des cérémonies ait produit un document écrit et des aides-mémoire qui ont servi à former les ministres sacrés et à effectuer les préparatifs matériels du cérémonial élaboré[2].

Nous pouvons discerner deux forces culturelles distinctes à l’œuvre dans la Messe papale stationale : d’une part, le cérémonial de la cour et de l’administration impériales (Rome faisait encore partie de l’Empire byzantin à l’époque), et d’autre part la simplicité sacrée (ou hiératique) de l’Eucharistie romaine. Le cérémonial impérial est particulièrement évident dans la procession du pape à cheval avec sa cour, du palais du Latran à l’église stationale, et dans le rite d’entrée complexe, où les fonctionnaires ecclésiastiques portaient devant le pape un encensoir et sept cierges, qui étaient des signes d’honneur réservés à l’empereur et aux hauts magistrats. Une partie de ce cérémonial est attachée à la proclamation de l’Évangile : l’évangéliaire est porté en procession solennelle, avec des lumières et de l’encens, jusqu’à l’ambon élevé.

Dans un article influent intitulé « Le génie du rite romain », Edmund Bishop parle de la « simplicité » de la Messe romaine en se référant spécifiquement aux premières formes de l’Ordo Romanus[3]. Une telle caractérisation du cérémonial complexe de la liturgie stationale papale peut surprendre, même si l’on se souvient que la comparaison n’est pas faite avec des formes modernes dé-ritualisées de culte, mais avec les rites historiques byzantins et occidentaux non-romains. Toutefois, l’évêque note à juste titre que lorsque nous arrivons au cœur du rite – l’Eucharistie – l’atmosphère semble remarquablement différente :  » On peut dire qu’avec cela [la proclamation de l’Évangile], les parties cérémonielles de l’ancienne messe romaine sont terminées, tout comme le sacrifice est sur le point de commencer. « [4] En particulier, le Canon de la Messe est dit par le pape à l’autel, avec peu de gestes liturgiques : des signes de croix sur les offrandes sont indiqués dans les sacramentaires gélasiens et grégoriens, remontant peut-être au milieu du VIIe siècle ; en revanche, l’élévation des espèces et les inclinations profondes ne sont ajoutées que plus tard, au cours du Moyen Âge. Au cœur de la liturgie papale solennelle, la simplicité rituelle prévaut.

Le rôle du chant dans la messe

L’ Ordo Romanus I met en évidence le rôle fondamental du chant dans la célébration de la Messe. La musique ne sert pas simplement d’ornement ou d’embellissement mais a une fonction liturgique propre. Les chanteurs qualifiés de la schola cantorum ont un ministère distinct dans l’assemblée hiérarchiquement ordonnée : d’abord, dans les chants appropriés, ils proclament des textes qui sont (à quelques exceptions près) tirés de l’Écriture Sainte. Cette proclamation musicale sert à accompagner et à éclaircir le sens d’un rituel spécifique (introït, offertoire, communion), et elle propose une méditation sur la parole de Dieu (graduel, alléluia ou trait). D’autre part, dans les chants ordinaires (Kyrie, Gloria, Sanctus-Benedictus et Agnus Dei), la schola chante au nom de toute l’assemblée et forme ainsi un lien entre le pontife avec ses assistants dans le sanctuaire et les fidèles dans le corps de l’église[5].

Le répertoire du chant liturgique chanté à Rome (et dans les territoires environnants en Italie centrale) au début de la période médiévale est connu sous le nom de chant vieux romain. La codification de ce « dialecte » de plain-chant s’est produite considérablement plus tard que celle du répertoire grégorien, et les cinq manuscrits complets avec notation musicale qui nous sont parvenus datent du 11e au 13e siècle. Ces manuscrits ont été créés à une époque où le chant grégorien gagnait du terrain dans la ville de Rome et finissait par remplacer la tradition romaine ancienne sous le pontificat d’Innocent III (r. 1198-1216).

Conclusion

L’interprétation des sources existantes de la liturgie stationale papale nous pose un problème fondamental, puisqu’il s’agit de textes prescriptifs qui communiquent la manière dont le rite doit être exécuté. Comme la recherche historique nous en a rendu de plus en plus conscients, nous ne pouvons pas simplement supposer que de telles prescriptions sont identiques à la manière dont la liturgie était effectivement exécutée. L’Ordo Romanus I a été conçu à l’origine pour la messe papale solennelle de la semaine de Pâques ; en tant que modèle pour d’autres occasions, il était susceptible d’être adapté aux dispositions spatiales, aux ressources locales et (très probablement) aux observances particulières de l’église stationale choisie pour la journée. En outre, il s’agit d’un script destiné à des acteurs liturgiques qui étaient, pour la plupart, des clercs (la cour papale comprenait également des fonctionnaires laïcs). En tant que tel, l’Ordo Romanus I peut facilement donner l’impression d’une liturgie « cléricalisée », mais une telle vision serait trompeuse car elle fait abstraction du genre et de l’objectif du document.

Les sources liturgiques de cette période ne s’intéressent pas à la manière dont les gens en général participaient au rite, et encore moins à la manière dont ils le vivaient. L’Ordo Romanus I laisse donc sans réponse de nombreuses questions qui nous intéresseraient. Néanmoins, il s’agit d’un document historique de la plus haute importance qui, avec le recul, s’est avéré fondamental pour le développement ultérieur de la liturgie occidentale.

Dans le prochain épisode, j’aborderai l’organisation des prières, des lectures scripturaires et des chants dans les premiers livres liturgiques.


Pour les volets précédents de la série « Brève histoire du rite romain de la messe » du Père Lang, voir la premièrela deuxième partiela troisième partiela quatrième partie , la cinquième partie et la sixième partie.


Notes :

  1. Voir Hans-Joachim Schulz, « Liturgie, Tagzeiten und Kirchenjahr des byzantinischen Ritus », in Handbuch der Ostkirchenkunde Bd. II, ed. Wilhelm Nyssen, Hans-Joachim Schulz et Paul Wiertz (Düsseldorf : Patmos, 1989), 30-100, p. 36-37. Voir aussi Alexander Schmemann, Eucharistie : Sacrement du Royaume, trad. Paul Kachur (Crestwood, NY : St Vladimir’s Seminary Press, 1987), 15-16. ↑
  2. Voir l’édition critique de Michael Andrieu, Les Ordines Romani du haut moyen âge, 5 vol, Spicilegium Sacrum Lovaniense 11, 23, 24, 28, 29 (Louvain : Peeters, 1931-1961), vol. II, 67-108. Une version anglaise se trouve dans John F. Romano, Liturgy and Society in Early Medieval Rome, Church, Faith and Culture in the Medieval West (Farnham : Ashgate, 2014), 229-248. Pour une traduction antérieure, publiée avant l’édition d’Andrieu, voir E. G. C. F. Atchley, Ordo Romanus Primus (Londres : Moring, 1905), 117-149. ↑
  3. Edmund Bishop,  » The Genius of the Roman Rite « , dans id., Liturgica Historica : Papers on the Liturgy and Religious Life of the Western Church (Oxford : Clarendon Press, 1918), 1-19, p. 8-12. ↑
  4. Ibid, 10. ↑
  5. Voir Franck Quoëx,  » Rituel et chant sacré dans l’Ordo Romanus Primus (septième-huitième siècle) « , dans Antiphon 22 (2018), 199-219, aux pages 218-219. Le répertoire de chant occidental contient un certain nombre de mélodies simples pour les chants ordinaires qui auraient très bien pu être chantés par le peuple. Les preuves de ces chants plus simples apparaissent plus tard que celles des pièces plus sophistiquées. Cela n’est pas surprenant, si l’on considère que la plupart des premiers manuscrits de chant existants ont été composés à l’intention de la schola cantorum et des cantors individuels. Les chants destinés à être chantés par l’assemblée ont pu être transmis par tradition orale, sans qu’il soit nécessaire de les mettre par écrit. ↑

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s