Brève histoire du rite romain de la messe (Uwe Michael Lang) — partie X : La vie monastique et le patronage impérial.

Suite de la traduction de la série d’articles du père Uwe Michael Lang, C.O., parue dans la revue liturgique Adoremus. On trouvera ici l’original.


À la fin du IXe siècle, la ville de Rome est entrée dans une période de crise, que l’on a qualifiée à juste titre « d’âge sombre » (saeculum obscurum) de la papauté, qui s’est prolongée jusqu’au XIe siècle. Le leadership spirituel et culturel fut trouvé au nord des Alpes, et cela valait également pour la liturgie, qui s’épanouissait dans les villes épiscopales et les monastères bénédictins des deux côtés du Rhin, tels que Tours, Corbie, Metz, Mayence, Lorsch, Fulda, Reichenau et Saint-Gall. Les mouvements de réforme monastique, en particulier celui de Cluny, et les empereurs allemands de la dynastie ottonienne ont donné de nouvelles impulsions. Comme leurs prédécesseurs carolingiens, les Ottoniens s’intéressèrent vivement aux questions ecclésiastiques et se montrèrent les patrons de la liturgie dans leur royaume, ce qui entraîna également une floraison de l’architecture et de l’art sacrés.

L’Ordo Missae

L’étape la plus importante du développement liturgique du haut Moyen Âge a été l’organisation des parties récurrentes de la célébration eucharistique dans ce qui est connu aujourd’hui sous le nom d’Ordo Missae (Ordre de la messe). Les premiers vestiges d’un tel ordre se trouvent déjà dans de nombreux sacramentaires de type grégorien, qui commencent par une section distincte intitulée « Comment célébrer la messe romaine » (Qualiter missa romana caelebratur). Cette instruction correspond à la description de la liturgie stationale papale dans l’Ordo Romanus I (voir la partie VII de cette série) et pourrait remonter à la fin du VIIe siècle.

Une étape ultérieure a été franchie avec les recueils de prières privées à réciter par le célébrant à différents moments du rite. Le premier exemple connu d’un tel recueil est attesté dans le Sacramentaire d’Amiens (Paris, Bibliothèque nationale, lat. 9432), datant de la seconde moitié du IXe siècle[1] La plupart de ces textes, dont certains consistent en un seul verset de psaume, accompagnent et élucident le sens spirituel d’actions rituelles particulières pour le prêtre célébrant. Ils servent ainsi à soutenir sa piété personnelle et à l’aider à offrir avec dévotion le sacrifice de la messe.

L’Ordo Missae, en tant que genre liturgique distinct, s’est épanoui entre le IXe et le XIe siècle[2] Le contenu et la forme varient considérablement : pour les prières, le mot ou la phrase d’ouverture ou le texte complet est donné ; des instructions rituelles plus ou moins détaillées sont parfois fournies[3], et parfois des notations musicales sont ajoutées. Les limites de cet article ne permettent pas une discussion adéquate de la classification largement répandue de l’Ordo Missae de Bonifaas Luykx[4] Certains ordines pourraient être excessifs dans leur utilisation de prières sacerdotales privées, surtout l’ordo produit pour Sigebert, évêque de Minden en Allemagne du Nord de 1022 à 1036. Ce texte a acquis une certaine notoriété depuis sa publication en 1557 par le théologien et historien luthérien Matthias Flacius Illyricus (1520-1575), qui l’a fait connaître sous le nom de Missa Illyrica. D’autres ordines, cependant, sont plus mesurés dans leur ton et moins susceptibles de se superposer à la séquence traditionnelle du rite de la messe. Cela témoigne d’un effort d’élagage qui résonne avec les vues du chroniqueur et réformateur grégorien Bernold de Constance (vers 1050-1100), qui s’oppose à la longueur et au caractère privé de ces prières[5].

Les spécialistes modernes de la liturgie ont eu tendance à interpréter la création de l’Ordo Missae comme un écart par rapport à la « forme classique » du rite romain, déterminé par les besoins culturels du peuple franco-germanique. Joanne Pierce et John F. Romano proposent une version équilibrée de cette critique : « La messe romaine avant cette date était connue pour sa sobriété, sa simplicité et sa droiture. Ces [ordines Missae] ont complété le cadre du rite romain avec de nouvelles prières, de nouveaux psaumes et de nouveaux gestes, élaborant les ‘points faibles’ de la liturgie qui n’avaient pas été pleinement développés auparavant, en particulier les actions qui se déroulent sans paroles. Ils ont imprégné la liturgie eucharistique romaine de nouveaux embellissements, de drame et de symbolisme allégorique »[6].

Cette évaluation n’est pas sans poser de problèmes ; tout d’abord, la caractérisation de la messe romaine comme étant sobre, simple et directe. La forme rituelle de la messe, dont l’Ordo Romanus I est le principal témoin, comportait certainement des éléments somptueux et dramatiques, en particulier dans ses parties processionnelles, qui étaient redevables au cérémonial impérial. Deuxièmement, l’élaboration des « points faibles » peut être considérée comme un véritable développement, voire un enrichissement. Par exemple, le moment de prière silencieuse du pontife avant qu’il ne s’approche de l’autel[7] a donné lieu à la récitation du psaume 42[43], avec l’antienne évocatrice « Introibo ad altare Dei… » (« J’irai à l’autel de Dieu… » ; v. 4)[8].

Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, l’Ordo Missae, plutôt que d’offrir du drame et de l’embellissement, fournissait avant tout un schéma cohérent (et mémorable) qui facilitait le succès de la « messe privée » avec son cérémonial très réduit. L’évolution vers la dévotion personnelle du prêtre offrant donne quelque crédit à l’accusation souvent répétée selon laquelle le début de la période médiévale a vu une « cléricalisation » de la messe et un détachement des laïcs de sa mise en œuvre liturgique.

Le Credo à la messe

Le dernier souverain ottonien, le pieux Henri II (roi en 1002, empereur en 1014, mort en 1024), qui s’intéressait beaucoup aux questions ecclésiastiques, est surtout connu des historiens de la liturgie pour avoir pris l’initiative d’insérer le credo dans la messe romaine. Le credo en question était celui des deux premiers conciles œcuméniques de Nicée (325) et de Constantinople (381), qui était utilisé comme profession de foi baptismale dans l’Orient chrétien depuis le IVe siècle. On attribue à Pierre le Plein, patriarche anti-chalcédonien d’Antioche (r. 471-488), l’introduction du credo dans la liturgie eucharistique, à réciter après le baiser de paix. Dans l’Occident latin, le credo est devenu partie intégrante de la messe d’abord dans l’Espagne wisigothique, après la conversion du roi Reccared et de ses nobles au christianisme catholique. Lors du troisième synode de Tolède en 589, il a été décrété que le Credo de Niceno-Constantinople serait dit avec la clause filioque, affirmant la procession du Saint-Esprit depuis le Père et le Fils (filioque), à chaque messe, en préparation à la Sainte Communion, avant le Notre Père[9]. Le Missel de Stowe (vers 792-803), une source importante pour l’usage liturgique irlandais, place le credo après l’évangile. Vers la fin du huitième siècle, Charlemagne fit insérer le chant du credo (y compris le filioque) après l’évangile lors de la célébration de la messe dans sa chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle. Cette décision s’inscrit dans le cadre de la lutte carolingienne contre la christologie adoptive en Espagne. Le pape Léon III (r. 795-816) approuva l’utilisation du credo à la messe, mais sans le filioque, et il n’adopta pas cette pratique à Rome même. La nouvelle coutume se répandit lentement dans les royaumes carolingiens et fut communément acceptée dans les églises franco-allemandes au 10e siècle[10].

Lors de son séjour à Rome en 1014 pour son couronnement en tant qu’empereur, Henri fut surpris de constater que, contrairement à ce qui se passait en Allemagne, le credo ne faisait pas partie du rite de la messe et il demanda au pape Benoît VIII (r. 1012-1024) de l’ajouter. Par la suite, le credo a été adopté à Rome pour les dimanches et les grandes fêtes de l’année liturgique.

Conclusion

Le passage d’une culture orale à une culture écrite au haut Moyen Âge a redonné de l’importance au texte liturgique codifié. La forme élaguée de l’Ordo Missae est devenue normative pour la célébration de l’Eucharistie et a été incorporée dans le missel de la curie romaine du XIIIe siècle. Le prochain épisode montrera comment la papauté, renforcée par le mouvement de réforme du XIe siècle, a repris en main le développement du rite romain.


Pour les volets précédents de la série « Brève histoire du rite romain de la messe » du Père Lang, voir:

  • Partie I: Introduction: La dernière Cène et l’Eucharistie
  • Partie II: Questions dans la quête des origines de l’Eucharistie
  • Partie III: Le troisième siècle, entre croissance paisible et persécution
  • Partie IV: Les premières prières eucharistiques, improvisation orale et langage sacré
  • Partie V: Après la paix de l’Église, la liturgie dans un empire chrétien
  • Partie VI: La période de formation de la liturgie latine
  • Partie VII: La liturgie stationale papale
  • Partie VIII: La codification des livres liturgiques
  • Partie IX : L’adoption et l’adaptation du rite romain par les Francs

Image Source: AB/Cluny Abbey at Wikipedia


Notes:

  1. The digitized manuscript is accessible at https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9065879n
  2. See Alain-Pierre Yao, Les “apologies” de l’Ordo Missae de la Liturgie Romaine: Sources – Histoire – Théologie, Ecclesia orans. Studi e ricerche 3 (Naples: Editrice Domenicana Italiana, 2019), 355-358. 
  3. Because of the red ink commonly used for such instructions, they have become known as “rubrics” (from “ruber,” the Latin word for red). 
  4. Bonifaas Luyxk, “Der Ursprung der gleichbleibenden Teile der heiligen Messe (Ordinarium Missae)” in Liturgie und Mönchtum 29 (1961), 72-119. 
  5. Bernold of Constance, Micrologus de ecclesiasticis observationibus, 18: PL 151,989BC. 
  6. Joanne M. Pierce and John F. Romano, “The Ordo Missae of the Roman Rite: Historical Background”, in A Commentary on the Order of Mass of the Roman Missal, ed. Edward Foley et al. (Collegeville, MN: Liturgical Press, 2011), 3-34, at 21. 
  7. Ordo Romanus I, 50. 
  8. This psalm verse was already employed by Ambrose of Milan in his mystagogical catecheses for the newly baptised to evoke the approach to the altar of the Eucharist: De sacramentis IV,2,7, and De mysteriis 8,43. 
  9. The Latin translation of the creed used in Mozarabic sources is different from the version later introduced in the Roman Rite. Interestingly, the loanword “homusion” is used, where the Roman version translates “consubstantialis”; see Marius Férotin, Le Liber Mozarabicus Sacramentorum et les manuscrits mozarabes, Monumenta Ecclesiae Liturgica 6 (Paris: Firmin-Didot, 1912), 773. 
  10. See the excellent documentation of Andreas Amiet, “Die liturgische Gesetzgebung der deutschen Reichskirche in der Zeit der sächsischen Kaiser 922–1023”, in Zeitschrift für schweizerische Kirchengeschichte 70 (1976), 1–106 and 209–307, at 222-228. 

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