La problématique du sacré

« Aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer la distance entre soi et ce qu’on aime ».

Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, 1947

 

 

L’évacuation de la notion de sacré dans les célébrations liturgiques contemporaines est l’une des caractéristiques les plus marquantes de la crise actuelle de l’Eglise. Le monde catholique semble avoir définitivement rompu avec ce qui constituait l’un de ses marqueurs les plus significatifs, qui le distinguait du monde protestant tout en constituant un point commun avec les Eglises orientales, notamment orthodoxes, et qu’il avait hérité de toute la tradition et de la spiritualité biblique vétérotestamentaire : la distinction entre un espace sacré, entièrement consacré à la chose divine, et le monde profane. Au même titre que les autres éléments qui composent l’esprit traditionnel de la liturgie romaine, la notion de sacré est considérée, au moins depuis les années 1960, et ce malgré les rappels incessants des Papes sur la question, comme un archaïsmeempêchant de vivre le christianisme dans son authenticité. C’est ainsi que la réforme liturgique fut l’occasion d’un véritable déchaînement de violence iconoclaste et vandale : on arrachât  dans les églises les tables de communion qui, en plus de permettre la communion des fidèles à genoux, séparaient autrefois l’espace sacré -le chœur où se déroulaient les rites liturgiques, de la nef où se tenaient les fidèles ; on détruisît ou l’on cacha les maîtres-autels orientés pour placer au plus près de la nef souvent de simples tables en guise d’autel ; on s’efforça de faire ressembler les autels non pas à la pierre sacrée sur laquelle sont célébrés les saints mystères, mais à une simple table de repas autour de laquelle la communauté se réunit pour un moment dont la signification ne va pas véritablement au-delà de la simple fraternisation humaine.

Après vingt années de dévastation et de démolition méthodique de la vie liturgique de l’Eglise, il semble urgent, non de dresser le bilan de la pastorale mise en œuvre dans la plupart des diocèses -pastorale dont la nocivité ne peut plus, en 2017, faire aucun doute- mais de tenter de comprendre en profondeur ce qu’il convient d’appeler « la problématique du sacré ». La notion de sacré, en effet, est dans son essence même problématique et en apparence contradictoire : elle prétend fonder la relation de l’homme à Dieu sur une mise à distance de celui-ci par rapport à Celui-là. Autrement dit : elle propose d’éloigner pour lier. Pas étonnant qu’une compréhension superficielle -et donc fausse- de cette notion ait été celle retenue par une génération qui, et à juste titre, a voulu s’interroger sur le sens réel de toutes les composantes du catholicisme de routine biberonné depuis l’enfance, mais qui a peut-être un peu rapidement « jeté le bébé avec l’eau du bain ». Il faut aujourd’hui regarder la réalité en face : l’analyse qui a consisté à promouvoir l’effacement de toute trace de sacré dans le culte catholique fut une funeste erreur portant en germe la disparition pure et simple de la foi. Il convient aujourd’hui d’expliquer pourquoi.

 

Le sacré comme espace exclusivement réservé à Dieu et à la vie intérieure

 

L’erreur des progressistes a été de penser que la disparition du sacré allait contribuer à un rapprochement entre Dieu et l’homme. Or, il faut bien reconnaître qu’à plus d’un titre, il n’en a pas été ainsi. Non seulement la disparition du sacré semble plutôt avoir été l’un des facteurs expliquant la chute de la pratique dominicale, mais il est frappant de constater que très souvent, l’absence des éléments marqueurs du sacré -silence, respect du mystère, chant et musique spécifiquement sacrées- efface la possibilité même de la prière. Ainsi, dans les célébrations actuelles, les moments de silence se font rares ; les chants interprétés le sont souvent sur des mélodies empruntées au monde profane et s’intègrent donc mal avec le cadre liturgique qui se doit d’être uniquement orienté vers la prière. L’expérience des quarante dernières années nous démontre que lorsque le sacré n’existe pas, Dieu est complètement absent de la vie des hommes. Conserver un espace sacré, c’est réserver, con-sacrer un espace exclusivement pour Dieu, dans lequel tout sans exception est ordonné à la prière ; partout ailleurs certes, on ne peut empêcher l’envahissement du profane, mais dans ce cadre-là, (qui peut être un cadre spatial -une église-, temporel -le dimanche-, linguistique -le latin-, choral -le grégorien-) Dieu a pour ainsi dire l’exclusivité offrant ainsi à la vie intérieure -par nature fragile- un espace de liberté pour se développer et s’épanouir véritablement. Supprimez cette espace, et les rares oasis de vie intérieure que sont nos églises, dans des sociétés modernes dans lesquelles règne le bruit et l’agitation permanente, ne tarderont pas à s’éteindre. C’est sans doute l’une des clés de compréhension de l’épisode des Evangiles qui voit Jésus chasser avec violence les marchands du Temple : « La maison de mon Père est une maison de prière, et vous en avez fait une maison de trafics ». Un sanctuaire sacré est le dernier lieu permettant à la vie intérieure de l’homme de s’épanouir en Dieu ; supprimer cet espace, et c’est la possibilité même pour l’homme d’entrer en relation avec le Dieu trois fois Saint qui est remise en cause. Or, si dans cet espace Dieu n’a pas l’exclusivité, en réalité c’est comme s’il en était totalement exclu.

La suppression du sacré dans la liturgie a cela de terrible, que désormais même au cours des offices liturgiques la vie intérieure de l’homme ne peut plus s’épanouir ; l’être humain n’y retrouve rien de plus, en termes de nourriture spirituelle, que ce qu’il peut trouver dans les émissions les plus abrutissantes servies ad nauseam à la télévision : « animateurs » essayant désespérément de se rendre intéressants en s’agitant le plus possiblederrière un micro, éclats de rires, aller et venues incessantes, musique bruyante, instabilité, démagogie, familiarité artificielle, usage d’un vocabulaire superficiel voire trivial… Comment penser qu’un aussi triste spectacle permette aux fidèles de véritablement faire l’expérience de Dieu ? Ce n’est pas un hasard si toutes les civilisations humaines sans exception aucune, ont développé en leur sein le sens du sacré : la vieille sagesse traditionnelle permettait à toutes les sociétés de comprendre consciemment ou non que la préservation d’un espace sacré dans un univers profane est la condition sine qua non de la possibilité d’existence d’une vie un tant soit peu surnaturelle.

 

Le sacré comme mode de relation avec le mystère divin

Nous avons donc vu que la préservation du sacré permet d’ouvrir un espace dans lequel la relation à Dieu peut s’épanouir librement et sans contrainte. Mais le sens du sacré permet également à l’homme d’envisager sa relation à Dieu sur le mode qui correspond à la fois à la nature divine et à la nature humaine. Dieu n’est pas un copain sympathique : il est le Tout-Autre, celui dont ne sommes pas dignes de délier les sandales ; il est le Créateur de l’univers, le Seigneur des seigneurs et le roi des rois. L’homme est sa créature, une créature marquée par le péché et la misère, qui se doit donc d’envisager la relation à son Créateur sur le mode de l’humilité. C’est ce que ne semblent pas comprendre ce clergé progressiste qui traite avec désinvolture, comme s’il avait fait le tour de la question de Dieu, les mystères sacrés. Il y a en particulier chez nombre de fidèles « engagés » dans les paroisses la tentation de prendre le pouvoir sur le mystère divin, de l’instrumentaliser, de le transformer en objet de manipulation. Chez ces gens, la liturgie n’est pas vue comme un don que l’on reçoit avec humilité et respect, mais comme quelque chose que l’on peut déformer et modifier au gré de ses caprices et de ses envies. Personne, aucun être humain ne peut prétendre avoir fait le tour de la question divine. Dieu est mystère. Préserver un espace sacré permet de poser les jalons permettant à l’homme de respecter ce mystère de l’Incarnation, par lequel Celui que l’univers ne peut contenir accepte de se mettre à la portée de l’homme sous l’aspect d’un petit morceau de pain. Face à ce mystère insondable, y a-t-il d’autre attitude possible que celle de se tenir à distance et de contempler avec un infini respect et une infinie humilité ? 

Or, cette prise de distance respectueuse avec les réalités saintes qui s’accomplissent au cours des rites liturgiques est, paradoxalement, l’attitude permettant de se rapprocher de Dieu. C’est ce qu’avait bien compris Simone Weil, qui écrivait qu’ « aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est aimer la distance entre soi et ce que l’on aime ». Dans le rapport à Dieu, la distance que suppose la notion de sacré est en réalité un mode de relation, le mode de relation spécifique et adapté qu’il convient de nouer avec Dieu. Le sacré n’empêche pas l’amour ; au contraire, il est la seule manière pour l’homme d’aimer véritablement le Dieu vivant et vrai.

 

G.A

Article publié originellement sur Pro Liturgia

 

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